Paul MAGNAUDLE BON JUGE de CHATEAU-THIERRY
CHATEAU-THIERRY,
petite ville sur la Marne, entre Ile de France et
Champagne, était alors le siège d'un Tribunal dépendant
de la Cour d'appel d'AMIENS. Les Castrothéodoriciens
y vivaient alors loin de toute célébrité, si ce n'est
le souvenir de Jean de la FONTAINE, dont les écrits
ont encore meublé notre éducation par leur style plein
d'une virtuose (et non seulement vertueuse) moralité,
voire pour d'autres, d'un tempérament plus épicé et épicurien; Et
pourtant, ce ne fut pas un jour comme les autres... L'AFFAIRE MENARD Donc,
en ce 4 mars 1898, comparaît devant le Tribunal la Dame
Louise MENARD, prévenue d'avoir volé un pain.
Elle explique qu'elle et son enfant de deux ans n'avaient
plus mangé depuis trente-six heures. Les faits
sont établis. Le Tribunal se retire pour délibérer
puis acquitte la prévenue en relevant dans un attendu
"qu'il est regrettable que, dans une société
bien organisée, un des membres de cette société,
surtout une mère de famille, puisse manquer de pain
autrement que par sa faute" ; La
nouvelle de ce jugement étonnant, puisqu'il tenait en
second plan la défense du droit de propriété en
excusant un vol manifeste, parvient aux journaux
nationaux quelques jours plus tard et le 14 mars 1898,
CLEMENCEAU en fait le fond de son article dans l'Aurore,
qu'il titre "un bon juge" et où il met ce fait
divers dans le débat politique, en écrivant: "Le
tribunal de CHATEAU-THIERRY vient de rendre un jugement
qui mériterait de fixer la jurisprudence. En
lisant cette navrante histoire, toutes les âmes
sensibles ne manqueront pas de s'apitoyer. Hélas,
c'est bien de pleurer. Il serait mieux d'agir.
Le tribunal a fait ce qu'il a pu. Il a rendu un
verdict d'acquittement qui fait honneur à son humanité.
Il a même posé un beau jalon d'avenir en proclamant l'atténuation
de la responsabilité sous l'empire de la misère
physique et morale. C'est très bien. Mais
que fera-t-on pour cette femme sans appui ? Pour
cette vieille et pour cet enfant dans la rue? Puis,
avec ceux-là, il y en a d'autres, n'est-ce pas? Après
tout le boulanger au profit de qui le juge refuse par
bonté d'âme d'appliquer les lois protectrices de la
propriété n'est point chargé de subvenir aux manquants
d'une société mal organisée. Au
lieu de lui dire, juridiquement : Laisse toi voler, car
nous sommes pitoyables, il serait d'une charité mieux
entendue d'employer quelques parties du superflu de ceux
qui en ont trop au soulagement de ceux qui n'en ont pas
assez. Mais, je n'insiste pas. Rotschild qui
me guigne serait capable de me dire que je suis vendu aux
pauvres" (comme dans l'affaire DREYFUS, Clémenceau
et les autres dreyfusards étaient accusés d'être
vendus aux juifs, donc aux Rotschild). Il
faut savoir que l'année 1898 avait vu une forte hausse
du prix du pain, celui-ci passant de 1,40 fr. à 1,90 fr.
pour un pain de 5 kilos, alors que salaire journalier d'un
père de famille ouvrier dans la région de CHATEAU-THIERRY
était de 2 francs. Le pain était alors l'élément
essentiel de l'alimentation et un adulte pouvait en
consommer jusque un bon kilo par jour. C'était
donc là le poste essentiel des budgets populaires, alors
même que deux ans auparavant, au congrès de LILLE, l'Internationale
avait chantée été pour la première fois par les
prolétaires avec ses mots forts : "debout les
forçats de la faim". L'affaire
MENARD était donc bien une affaire politique et les
opinions des journaux le reflétaient. Ainsi,
notamment, l'INTRANSIGEANT (mars 1898) parle du "plus
formel des réquisitoires contre la société, une pierre
dans la mare des ventrus" ; LE JOURNAL DES
DEBATS, LA REPUBLIQUE FRANCAISE et L'ECHO DE PARIS s'élèvent
contre ce juge "qui avait osé acquitter une
voleuse", L'UNIVERS
précise qu'en somme, "le tribunal n'a fait qu'obéir
aux lois de l'Eglise qui prévoient, paraît-il, que l'on
ne commet pas de délit quand on vole seulement pour
subvenir à ses besoins", encore que, comme le
fait remarquer André ROSSEL, cet argument eût été
plus convaincant si l'auteur de l'article avait pu
produire un seul arrêt des tribunaux des Etats
pontificaux ayant avant 1870 exempté de peine un voleur
affamé. De son côté, le FIGARO titrait par
contre "La propriété a des droits", et
de réclamer pour le principe une peine avec sursis. Cependant
que le débat et la polémique s'amplifient, dans les
journaux et jusqu'à une interpellation parlementaire, l'affaire
revient devant la Cour d'appel d'Amiens, puisque le
Parquet a fait appel pour obtenir une condamnation de
principe et voir supprimer les attendus du président
MAGNAUD, mettant en cause l'organisation sociale. Malgré
un réquisitoire strict en droit et en logique, et
surtout grâce à la plaidoirie d'un jeune avocat, l'acquittement
sera confirmé, certes pour de très mauvaises raisons
juridiques, considérant "que les circonstances
exceptionnelles de la cause ne permettent pas d'affirmer
que l'intention frauduleuse ait existé". La
Cour, en effet, confondait ainsi l'intention frauduleuse
(c'est à dire la conscience de s'approprier le bien d'autrui)
avec le mobile (en l'espèce, la faim). Mais pour
des raisons sociales et d'équité bien compréhensibles,
compte tenu de l'état de l'opinion et du débat qui s'était
ouvert, lacquittement, même peu juridiquement étayé,
sexplique. Cet
acquittement, fondée sur une notion alors floue, mais
qui deviendra dans notre droit "l'état de nécessité",
actuellement reconnu, est le seul du genre durant le XIXe
siècle, mis à part un cas similaire en Angleterre, où
en 1890, le juge HAWKINS acquitta un voleur de pain miséreux,
fit circuler alors dans l'auditoire son chapeau pour une
collecte, puis condamna le boulanger volé, qui n'avait
rien mis dans le chapeau, à un jour de prison en vertu d'un
ordonnance de la reine Elisabeth édictée contre les
commerçants qui délaissaient leurs boutiques au risque
de tenter les voleurs. Il
faudrait sans doute revenir sur les développements de l'état
de nécessité en doctrine et en jurisprudence, notion
juridique bien précise mais dont on peut dire que l'évolution
moderne se trouve déjà inscrite dans le raisonnement du
président MAGNAUD, tout original ou cabotin que soit ce
magistrat atypique dans son époque. Comme
le dit l'expression consacrée, "ceci est une autre
histoire". Laissons donc là l'affaire MENARD :
l'affaire MAGNAUD continue. Qui est le président MAGNAUD ?
En
1910, il est promu (en fait une promotion "voie de
garage") aux fonctions de juge au Tribunal de la
Seine. Mobilisé en 1914 comme officier supérieur,
au grade de commandant, à soixante-six ans, il a, à
REIMS, une conduite courageuse qui lui vaudra d'être
fait commandeur de la Légion d'honneur à titre
militaire. Mis
à la retraite en 1918, il sera fait conseiller honoraire
à la Cour d'appel de PARIS et mourra à SAINT YRIEIX (en
Haute-Vienne) en 1926 à l'âge de 78 ans. Durant cette
retraite, il disait de lui qu'il était un "vétéran
sans fortune, de 70 et de la démocratie". Profondément
attaché aux valeurs républicaines et démocratiques, il
était aussi viscéralement anticlérical et avait d'ailleurs
précisé par deux fois et souligné par deux fois dans
son testament qu'il ne voulait à son enterrement de cérémonies
que civiles et non religieuses. Sa
femme, qui était la filleule de Georges SAND, fera
inscrire sur sa tombe comme épitaphe, les mots "LE
BON JUGE". C'était
un personnage hors du commun, régnant en maître sur son
petit tribunal sur lequel il faisait flotter en
permanence le drapeau de la république, donnant
instruction à l'huissier d'audience d'annoncer l'ouverture
de l'audience par un solennel coup de bâton assorti d'un
tonitruant "Le tribunal, chapeau bas !". Bon
cavalier et fier de l'être, il arrivait au tribunal à
cheval, avec cravache, bottes et éperons, signant
jugements et courriers sur sa monture. Assez cabotin, il
habitait une vaste maison avec une magnifique vue sur le
val de Marne et y avait apposé une plaque la baptisant
"Simple demeure". Sur quoi, son voisin, vétérinaire,
baptisa la sienne "Simple niche". Culotté
et provocateur, il l'était sans aucun doute. Ainsi,
un jour, il décida que les formules de politesse, commençant
et terminant traditionnellement les lettres tant à sa hiérarchie
judiciaire qu'aux juges de paix dépendant de lui, étaient
inutiles puisqu'elles n'étaient pas sincères, et qu'il
valait mieux désormais s'en passer. De
même, dans ses démêlés avec la cour d'appel d'Amiens,
qui systématiquement réformait ses jugements trop libéraux,
il utilisa la publicité commerciale. Ainsi,
sollicité comme d'autres personnalités pour vanter les
mérites d'un marchand de vins dans la presse, il y fit
écrire, sous ses photo et signature : "On
dit que le vin généreux rend bon et humain. Prière
d'envoyer à la magistrature le vin Marriani qui m'était
destiné." S'il
était assez fier de lui et surtout de l'attention dont
il était l'objet, des messages de sympathie et des
articles de presse que l'affaire MENARD lui valut, il était
tout aussi satisfait des démêlés qu'il entretenait
avec sa hiérarchie, et plus particulièrement avec la
cour d'appel dont il dépendait. Il s'en faisait
sans doute grande gloire. Cependant,
tout cabot qu'il fût ainsi, il n'en reste pas moins vrai
qu'il mettait en oeuvre dans ses décisions les valeurs d'Humanité,
de Justice et de Démocratie qu'il entendait défendre. Non
sans humour parfois, comme nous verrons plus loin ;
non sans humeur quelquefois ; avec excès de temps
en temps, mais toujours sans se départir d'une certaine
logique politique. Le Président MAGNAUD et les mendiants et vagabonds En
1899, neuf mois après l'affaire de la voleuse de pain,
le Président MAGNAUD va donc récidiver, en acquittant
un vagabond âgé de 17 ans, poursuivi pour avoir
mendié du pain. Ce jeune CHIABRANDO, arrêté le
22 décembre 1898, avait abandonné son emploi et s'était
donc volontairement mis dans cette situation de "précarité
sociale", selon nos appellations sociologiques
actuelles. Il avait tout aussi volontairement quitté
l'hospice où il avait été ensuite hébergé ; enfin il
avait voyagé pour chercher du travail, notamment en
Belgique, par chemin de fer mais sans payer de billet. De
plus, déjà condamné antérieurement pour des faits
semblables, il était un récidiviste lourd, d'autant que
l'interdiction de mendier dans le département était
alors justifiée par l'existence d'un établissement
officiel d'accueil de ce que nous appelons aujourd'hui
les S.D.F. Dans
un long jugement daté du 20 janvier 1899, le Président
MAGNAUD va justifier son acquittement par trois considérations
: *
les établissements destinés à héberger les mendiants
et vagabonds existent bien mais sont inadaptés et dès
lors "la société, dont le premier devoir est de
venir en aide à ceux de ses membres réellement
malheureux, est particulièrement mal venue à requérir
contre l'un d'eux, l'application d'une loi édictée par
elle-même et qui, si elle s'y fût conformée en ce qui
la concerne, pouvait empêcher de se produire le fait qu'elle
reproche aujourd'hui au prévenu". *
la loi ne doit s'appliquer qu'à de véritables mendiants
et non à un jeune, qui, certes a quitté son emploi,
mais en a cherché d'autres, même si ces recherches ont
eu peu de succès. Et de considérer ainsi "que c'est
contre les mendiants professionnels que la loi a été
faite et que c'est sur eux seuls qu'elle doit s'appesantir
dans toute sa rigueur ; qu'on ne saurait se montrer
trop sévère à l'égard de ces parasites de la société
qui n'ont d'autre métier que d'exploiter la charité
publique, non seulement en sollicitant cyniquement l'aumône
sur la voie publique, à domicile ou à l'entrée de
certains édifices publics, mais encore en s'introduisant,
grâce à la complaisance coupable des uns ou à la légèreté
impardonnable des autres, dans toutes les oeuvres de
bienfaisance au détriment des véritables malheureux à
l'égard desquels, ils finissent par rendre sceptiques même
les coeurs les plus compatissants". *
l'appel à la solidarité humaine constitue ce que nous
appellerions maintenant un droit de l'homme. Ainsi,
pour apprécier équitablement le cas, "le juge
doit, pour un instant, oublier le bien-être dont il
jouit généralement, afin de s'identifier, autant que de
possible, avec la situation lamentable de l'être
abandonné de tous, qui, en haillons, sans argent, exposé
à toutes les intempéries, court les routes et ne
parvient le plus souvent qu'à éveiller la défiance de
ceux auxquels il s'adresse pour obtenir quelque travail;
qu'évidemment, l'appel fait à la solidarité humaine
par ce malheureux, dans sa détresse même parfois méritée,
doit d'autant moins constituer une infraction pénale qu'il
peut arriver à l'homme le plus laborieux, dont le
travail est la seule ressource, de se trouver dans un état
d'indigence momentanée, mais absolue, par suite de
maladie ou d'un chômage inopiné et prolongé" Comme
pour l'affaire MENARD, ce jugement va provoquer un tollé
de félicitations d'une part, de récriminations d'autre
part, une interpellation parlementaire du député
socialiste SEMBAT et de nombreux écrits polémiques dans
la presse. Le
Parquet a, évidemment fait appel d'un tel jugement d'acquittement
et, comme dans l'affaire MENARD, le jeune Lucien
CHIABRANDO fut défendu devant la Cour par un jeune et
brillant avocat parlementaire, Maître VIVIANI. Ici
cependant, la cour n'acquitta pas, mais réforma la décision
et prononça une peine de principe de deux jours d'emprisonnement
déjà effectuée en détention préventive, tenant
compte de la jeunesse du prévenu. Deux
mois plus tard, le Président MAGNAUD doit juger un
"vieux cheval de retour", quarante-deux
fois condamné et qui a passé plus de la moitié de son
temps en prison durant les vingt dernières années, pour
mendicité et vagabondage. Là
encore, il va acquitter mais pour des raisons quelque peu
différentes : sur la base d'un rapport d'expert médecin
qu'il a requis ; il va ainsi juger "qu'en
dehors de sa faiblesse intellectuelle, le prévenu n'est
pas suffisamment valide pour subvenir aux besoins de son
existence ; que si l'un des éléments constitutifs du délit
de mendicité professionnelle, la validité, faisant défaut,
ce délit n'est pas suffisamment établi". Il
va acquitter de même pour le délit de vagabondage, au
motif que "puisqu'il n'a personne pour s'intéresser
à lui et venir à son aide, et qu'il n'est pas
susceptible de se livrer utilement à des travaux pénibles,
les seuls qu'il pourrait peut-être se procurer sur sa
route, il est forcément sans moyens de subsistance et,
par conséquent, sans domicile certain",
ajoutant "qu'il est bien évident que ce qui ne
peut être évité ne saurait être puni". Dans
le même ordre d'idées, le 23 mars 1890, le Président
MAGNAUD va n'infliger qu'une peine de 15 jours de prison
à un récidiviste de la grivèlerie qui s'était fait
servir repas avec bière, café, cognac et autres eaux de
vie et justifier sa mansuétude en considérant que
"tout être humain, même peu intéressant, qui
se trouve dans une aussi pénible situation doit bénéficier
de circonstances atténuantes, surtout si l'on tient
compte que la probité et la délicatesse sont deux
vertus infiniment plus faciles à pratiquer quand on ne
manque de rien que lorsqu'on est dénué de tout"
et que "la société manque à tous ses devoirs
en n'assurant pas quotidiennement le pain à tous ses
membres. Que la loi ne peut être cruelle et que la
jurisprudence en se montrant féroce n'a rien de commun
avec elle". Dès
lors, à CHATEAU-THIERRY, on poursuit moins les faits de
mendicité et la statistique des condamnations chute.
Le journal satirique "L'ASSIETTE AU BEURRE",
publiera le 12 septembre 1903, un dessin représentant
deux chemineaux, l'un disant à l'autre "moi, je
passe l'été aux champs, aux environs de CHATEAU-THIERRY,
et l'hiver à PARIS,... depuis qu'il y a un bon juge". LE PRESIDENT MAGNAUD ET LES OUVRIERS Avant
1898, l'ouvrier, victime d'un accident de travail ne
pouvait espérer une indemnité de son employeur que s'il
prouvait la faute lourde de ce dernier. Et encore, même
si la responsabilité de l'employeur était évidente,
fallait-il avoir les moyens de supporter une procédure
judiciaire, alors compliquée et surtout coûteuse, ce
qui pour un prolétaire était pratiquement impossible. La
loi du 9 avril 1898 va enfin organiser un système de
pension d'invalidité ou de versement d'indemnités.
Encore faut-il noter que cette loi présente quelques
lacunes. Ainsi, les ouvriers, payés à la tâche
et donc libres d'organiser eux-mêmes leur travail sont-ils
souvent considérés comme des entrepreneurs, un peu
comme un sous-traitant ; non comme un préposé
travaillant sous l'autorité et la direction du patron.
De même, les indemnités sont payées par des compagnies
d'assurances, dont (et rien n'a changé depuis) le but
premier est de limiter les indemnités par simple souci
de rentabilité économique. Ainsi, nombre de procès
aboutissent alors à priver les victimes des indemnités
auxquelles elles prétendaient et cela, même en stricte
application de la loi, mais surtout en raison de ses
lacunes. Le
Président MAGNAUD va, quant à lui et d'une manière
systématique, donner raison à la victime contre les
compagnies d'assurances. Les motifs utilisés
sont multiples, mais reviennent en fait à dire que l'ouvrier
n'est pas en mesure de veiller davantage à sa sécurité,
en raison même de sa situation d'économiquement faible. Ainsi,
juge-t-il le 17 janvier 1900 "que la charge de ce
risque pour le patron est d'autant plus rationnelle et équitable
que celui-ci a le droit, le devoir ou le pouvoir de
surveiller son ouvrier ainsi que de s'opposer à ses
imprudences, tandis que l'ouvrier ne peut en raison de sa
situation instable et dépendante, que s'opposer
timidement et dans la crainte d'être expulsé, aux procédés
expéditifs du patron, destinés le plus souvent à lui
faire réaliser un plus fort bénéfice". De
même, le 7 novembre 1900, il juge "qu'il est
bien évident que la plus élémentaire équité impose
à celui qui vit et s'enrichit du travail de l'ouvrier,
sans jamais exposer autre chose que ses capitaux, d'assurer
à celui-ci et à sa famille, dont il est l'unique
ressource, les moyens d'éviter la misère quand il est
victime d'un accident de travail survenu même
fortuitement". Bien
sûr, tous ces jugements, dont il n'est ici rapporté que
deux exemples, sont revus par la Cour d'appel d'Amiens
qui, imperturbablement les réforme. L'avenir
donnera cependant raison au Président MAGNAUD, puisque
les principes qu'il mettait en avant sont le fondement de
nos législations actuelles. A
une époque où les salaires étaient librement fixés
entre l'ouvrier individuellement et le patron, le Président
MAGNAUD savait avoir des mots très sévères pour les
exploiteurs. Ainsi,
ayant à juger un ouvrier qui avait brisé un carreau
chez son employeur dans un mouvement de colère, parce
que celui-ci ne voulait lui payer pour tout salaire que
sa nourriture, au lieu des 3 francs réclamés en sus, il
assène "que cette exploitation d'un homme dans
sa détresse est tellement odieuse que, si elle ne peut
complètement légitimer l'acte de violence auquel le prévenu
s'est livré, elle l'excuse cependant dans de telles
proportions que la peine à appliquer doit être des plus
minimes". De
la même façon, il amorce une jurisprudence plus
favorable aux ouvriers lors de licenciement pour faits de
grève ou simplement d'affiliation syndicale. Ainsi
quant au droit de grève, il le qualifie le 7 décembre
1899 d'un "incontestable droit qu'ont tous les
travailleurs, auxquels la rétribution de leur travail
paraît, à tort ou à raison, insuffisante, d'arriver,
par des moyens licites, à obtenir une rémunération
plus élevée" et, d'autre part, il s'étonne,
le 13 mars 1901, de ce qu'un employeur puisse reprocher
à un ouvrier d'être membre d'un syndicat "pour
cette cause qu'il fait lui-même partie d'un syndicat de
patrons dont il a su apprécier tous les avantages"
et que "l'intérêt bien compris des patrons aussi
bien que des ouvriers réside précisément dans la
formation de syndicats dont les délégués en petit
nombre ont bien plus de facilité pour parvenir à la
solution amiable des difficultés pendantes" et
"qu'il est donc du devoir du juge de s'opposer à
toute atteinte portée à l'exercice d'un droit qui
pourrait avoir de si féconds résultats". Il
n'y a pas meilleure définition des mécanismes de la
concertation sociale et, plus particulièrement, des
commissions paritaires. Le Président MAGNAUD et les victimes de la route. Vis-à-vis
des victimes de la route également, le Président
MAGNAUD apparaît comme un précurseur. Alors que
les premières voitures automobiles circulent en France
depuis 1895, en 1902, il va juger que lorsqu'un
automobiliste a été à l'origine d'un accident, c'est
la responsabilité de celui-ci "qui conduit une
masse mobile qui est présumée". Encore
une fois, bien avant nos législations sur les usagers
faibles, le Président MAGNAUD en jugeait ainsi. LE PRESIDENT MAGNAUD ET LES FEMMES Féministe
de la première heure, le président MAGNAUD applaudit à
l'autorisation donnée en 1900 aux femmes d'exercer la
profession d'avocat. Le 21 février 1901, recevant
la première femme avocat de France en son prétoire, où
elle venait plaider pour un ouvrier gréviste, il l'accueillit
en ces termes; "Une loi très récente confère
à la femme le droit de plaider. Aucun texte d'ailleurs
ne s'y opposait auparavant et pour élever une barrière
contre un droit qu'un très grand nombre de bons esprits
considéraient comme indiscutable, il a fallu recourir à
ces subtilités juridiques qui ont le don d'obscurcir les
choses les plus claires. Cette loi ne paraît pas
avoir soulevé un complet enthousiasme parmi certains de
vos confrères masculins de Paris ou d'ailleurs. Je
tiens à vous dire qu'il n'en a pas été de même du
Tribunal de CHATEAU-THIERRY qui a vivement applaudi comme
il applaudira toujours énergiquement à tout acte, toute
mesure, tendant à émanciper la femme, et à l'arracher
de la sorte aux griffes de l'obscurantisme ainsi que ses
enfants, et parfois même leur père par voie de conséquence".
C'est pourquoi, avec l'espoir que les femmes
arriveront bientôt aux fonctions judiciaires puisque déjà
la Chambre leur accorde l'éligibilité aux Conseils des
prud'hommes, le Tribunal de CHATEAU-THIERRY est heureux
de souhaiter la bienvenue à la première femme avocat
qui se présente à sa barre surtout lorsque, comme vous,
Madame, elle réunit l'intelligence, le savoir et le
talent." On
est bien loin de certaines élucubrations machistes tel
celles encore prononcées en termes de mercuriale
(ou discours de rentrée) par le Procureur général f.f.
de la cour d'appel de LIEGE, qui, pour s'opposer à l'accès
des femmes à la magistratures, soutenait encore en 1946,
entre autres insanités, que "Seul, à l'exclusion
de la Femme, l'Homme représente la force. La femme reste
toujours dans une certaine mesure une proie destinée à
être subjuguée. Et il faudra des siècles et des
siècles avant qu'une notion qui remonte aux tout
premiers temps de l'humanité se transforme" et
qu'en conséquence, "quant nous aurons des sièges
de femmes, ils apparaîtront au public comme des
tribunaux d'opérette". Mais
c'est aussi dans la vie même des gens qu'il va témoigner
d'humanité et d'une grande liberté de pensée vis à
vis du statut de la femme. Ainsi,
dans une affaire MICHAUD, du nom d'une ouvrière, séduite
par le fils de son patron, et qui avait accouché d'un
garçon en novembre 1896. La
jeune mère avait été pendant un temps aidée par le père
de l'enfant, un certain STIEVENART, puis tout à fait
abandonnée avec son enfant non reconnu, malgré des
promesses de mariage non déniées. Un jour, elle
rencontra son ancien amant en galante compagnie et, de
rage, lui lança une pierre qui le blessa légèrement. Il
suffit de cela pour que la jeune femme, de mauvaise vie nécessairement
puisque fille-mère, se retrouva devant le tribunal
correctionnel pour coups et blessures portés au fils d'un
des plus gros industriels de la région. La morale
sociale est ainsi gravement perturbée. Le
président MAGNAUD ne pouvait que condamner l'agresseur
et le fit par une peine d'amende d'un franc avec sursis
estimant que "'à l'audience, l'attitude d'Eulalie
MICHAUD a été excellente et qu'elle a exprimé tous ses
regrets de n'avoir pu résister à un mouvement d'emportement
déterminé par le spectacle, si pénible pour son coeur
de femme et de mère, auquel elle venait d'assister ;
qu'il n'en a pas été de même du plaignant "don
Juan de village", qui, au lieu de racheter son
odieuse conduite en se montrant très indulgent pour
celle à qui il avait promis de donner son nom, a poussé
l'infamie jusqu'à tenter de la faire passer pour une
fille de mauvaises moeurs, alors que le maire de la
commune atteste, au contraire, qu'elle mène une vie des
plus régulières". Condamnation
pénale donc, mais victoire morale qui va bientôt se
doubler d'une autre victoire judiciaire, car le président
MAGNAUD va intéresser l'avoué CHALOIN, dont le fils est
avocat stagiaire, au sort de la jeune mère, laquelle va
alors intenter une procédure en rupture de promesses de
mariage et en dommages et intérêts. En
effet, l'enfant n'étant pas reconnu et la recherche de
paternité étant interdite par le code, seule cette procédure
pouvait permettre à la jeune mère de subvenir aux
besoins de son enfant. Par
un jugement du 23 novembre 1898, le président MAGNAUD va
accorder des dommages et intérêts et une rente réversible
sur la tête de l'enfant jusqu'à sa majorité. Certains
attendus du jugement sont indicatifs des sentiments du président
MAGNAUD sur la condition féminine. Ainsi, il
avance que " lorsqu'un enfant naît de ces
relations et que l'homme s'en est, comme en l'espèce,
reconnu le père" (pas légalement, mais
certainement par lettres et promesses de mariage) "il
serait souverainement injuste de laisser supporter la
charge entière à la femme seule qui a eu déjà toutes
les douleurs et les risques de la maternité ; que
ce n'est pas seulement un enfant qui seul est né de
leurs relations, mais une obligation naturelle de l'élever
et de pourvoir à ses besoins et à son éducation,
obligation qui doit trouver sa sanction dans la loi". A
l'époque, les cas d'infanticide commis par des mères célibataires
désemparées étaient fréquents, en raison de l'état
de moeurs et de la déconsidération sociale d'une fille-mère.
Pour éviter des acquittements par un jury dont le coeur
et non la loi guide le verdict, le parquet avait pris l'habitude
de qualifier ces faits d'homicide par imprudence, plutôt
que de meurtre, de sorte que ces faits étaient
habituellement jugés par le tribunal correctionnel. Le
24 août 1900, le président MAGNAUD doit juger une jeune
fille qui a accouché seule et a laissé mourir l'enfant
de la honte d'une abondante hémorragie, faute de
ligature du cordon ombilical. Il
va retenir des circonstances atténuantes dans un long
jugement qui mériterait d'être lu en entier et la
condamner à une peine avec sursis. Il
va ainsi considérer dans ce jugement "que si la
société actuelle n'avait pas inculqué et n'inculquait
pas aux générations qui la composent, le mépris de la
fille-mère, celle-ci n'aurait pas à rougir de sa
situation et ne songerait à le cacher ; que c'est
donc à la société contemptrice des filles-mères et si
pleine d'indulgence pour leurs séducteurs qu'incombe la
plus large part des responsabilités dans les conséquences,
si souvent fatales pour l'enfant, des grossesses et
accouchements clandestins" et de regretter plus
loin que la mère "n'ait pas eu assez d'indépendance
de caractère et de coeur pour s'élever au-dessus d'aussi
déplorables préjugés, causes de tant de crimes et de délits
contre l'enfance, et de comprendre que la fille-mère qui
pratique toutes les vertus maternelles mérite d'être d'autant
plus respectée qu'elle est presque toujours seule à
supporter toutes les charges de sa maternité". Le
jugement, clément et d'une humanité rare, ne fut pas
frappé d'appel. La presse bien-pensante cependant
se déchaîna contre lui, le taxant d'immoralité. Dans
le même registre, le président MAGNAUD va aussi
se dresser contre la répression pénale de l'adultère.
Le code prévoyait alors une peine de trois mois à deux
ans de prison pour la femme adultère et il était
appliqué même sur les plaintes d'époux qui, après
avoir abandonné leurs épouses, voulaient, plusieurs années
plus tard, obtenir le divorce à leur profit.
Quant à l'adultère de l'époux, il n'était puni que s'il
avait lieu au domicile conjugal ou si l'époux
entretenait une concubine, et les peines étaient
nettement moins graves. Le
6 février 1903, le Président MAGNAUD va estimer que
"le devoir d'un juge est de laisser tomber en désuétude
jusqu'à son abrogation une loi si partiale et d'un autre
âge". Faisant ceci, il n'était en avance
que de trois quarts de siècle. Tout
comme en matière de divorce par consentement mutuel qui,
alors interdit en France sous la pression de la droite
catholique, ne fut rétabli qu'en 1975. Pourtant le président
MAGNAUD, dans les faits, prononce un divorce par
consentement mutuel dès le 12 décembre 1900.
Dans ce jugement , estimant contraire à l'intérêt des
parties de tenir des enquêtes pour prouver les torts de
l'un et de l'autre et relevant que les deux époux
veulent divorcer, il refuse la tenue d'enquêtes pour départager
les torts relevant "que les parties sont d'accord
pour que le lien matrimonial qui les unit soit rompu"
et "que si le divorce par consentement mutuel n'est
pas encore inscrit dans la loi, le tribunal, pour bien
apprécier la situation respective des époux, ne doit
pas moins tenir le plus grand compte de l'expression de
cette volonté, deux êtres ne pouvant être malgré eux
enchaînés à perpétuité l'un à l'autre", et,
dès lors de prononcer le divorce aux torts réciproques,
sans devoir procéder à un déballage public de ceux-ci. Il
n'était pas rare que, devant une demande en divorce, l'autre
conjoint demandât seulement la séparation de corps,
seule solution admise par l'Eglise catholique. D'habitude,
la jurisprudence accordait celle-ci et refusait le
divorce, maintenant ainsi un lien conjugal, distendu
certes mais bien réel. Le
président MAGNAUD qui, comme on le sait, était anticlérical
et se targuait fort de l'être ne l'entendait pas de
cette oreille. Ainsi, relevant que "si le
mari et la femme sont d'accord pour dénouer le lien
conjugal, ils cessent de l'être sur le moyen de le
rompre", il fallait préférer le divorce aux
torts réciproques à la séparation de corps. Il
tenait en effet celle-ci pour une "solution bâtarde,
hypocrite et contre nature, favorisant les unions
clandestines d'où sortent ces malheureux êtres sans
complet état civil, sans filiation régulière que, si
indignement, notre législation, subissant le joug des
stupides préjugés de la société actuelle, traite en véritables
parias". Et
d'ajouter, perfidement dans ce jugement du 5 février
1903 que la séparation de corps, pis-aller, "quand
elle n'est pas imaginée par l'un des époux dans le but
de troubler indéfiniment l'existence de l'autre, elle
est, dans la plupart des cas, en raison de son caractère
confessionnel, imposée par l'influence néfaste de
personnes vouées au célibat et n'ayant pour tout foyer
que celui des autres". Ici
encore, mise à part la pique anticléricale, il était
en avance sur son temps, puisque trois quarts de siècle
plus tard, le divorce peut être prononcé sur base d'une
séparation de fait persistante des époux. Le président MAGNAUD et l'Eglise Comme
on vient de le voir, le président MAGNAUD était un
anticlérical avoué, de même que son épouse, avec qui
il a fréquenté un temps une des rares loges maçonniques
admettant les femmes. Et
partial, il l'était : ainsi, lorsque le 25 septembre
1891, comparait devant lui le directeur d'un journal
anticlérical "L'AVENIR DE L'AISNE", poursuivi
pour diffamation, pour avoir rappelé dans un article un
dossier de pédophilie à charge d'un abbé, alors que
les faits avaient fait l'objet d'un non-lieu, il va bien
sûr accorder au plaignant le franc symbolique à titre
de dédommagement et ordonner la publication du jugement.
Cependant, dans ses attendus, il va reprendre dans son
intégralité la liste de faits reprochés à cet abbé,
en notant que si la décision de non-lieu les a dit non
suffisamment établis, il n'en reste pas moins vrai que
cette décision les déclare suspects et immoraux. Ainsi,
c'est en toute impunité que le journal put "en
remettre une couche" par la publication du jugement,
à quoi il était condamné. Si
cependant l'auteur de la diffamation était un prêtre,
alors là, le Président MAGNAUD, plutôt que de
prononcer la peine de principe, comme à l'habitude,
avait la main beaucoup plus lourde. Il fera de même
dans l'application de la loi sur les congrégations
religieuses. "Mangeur
de curés", certes , il l'est, mais parfois avec un
certain humour. Ainsi l'affaire d'un abbé
poursuivi dans une simple affaire d'escroquerie, dans
laquelle la hiérarchie judiciaire avait recommandé au
juge d'être particulièrement indulgent. Il note
pour en retenir des circonstances atténuantes que "quant
à Guillous, le factotum et véritable promoteur de la
Société, qui pour plus facilement négocier les actions
affirmait très nettement, tout incompétent qu'il était
en la matière, la certitude de magnifiques bénéfices,
garantis en quelque sorte auprès des âmes simples par
sa robe de prêtre, la seule excuse s'il en est qu'il
puisse faire valoir, c'est qu'habitué à promettre
imperturbablement à ses semblables pour l'au-delà la réalisation
d'événements particulièrement hypothétiques,
accompagnés de bénéfices au centuple, cette mentalité
lui faisait apparaître par voie de comparaison comme
sans le moindre aléa les placements les plus aventureux". Le président MAGNAUD et les jeunes délinquants La
loi prévoyait alors que tout jeune ayant commis un
larcin pouvait être traduit devant le tribunal et
condamné s'il avait au moins 16 ans. Les autres,
le juge n'avait pour choix que les remettre à leurs
parents ou, si ceux-ci ne pouvaient en assumer l'éducation,
les placer en maison de correction. Jusqu'en
1898, le président MAGNAUD suit cette jurisprudence
habituelle qui, même en cas d'acquittement du jeune pour
cause d'absence de discernement, prononce une mesure de
placement. Le 10 juin 1898, il juge un jeune
coupable d'avoir volé une montre. Il l'acquitte,
vu son jeune âge mais refuse de le rendre à sa mère,
qui ne possède pas l'autorité suffisante pour l'éduquer
correctement. Il refuse cependant de placer l'enfant
dans une maison de correction en raison de ce que "malgré
tous les soins et la surveillance apportés par l'administration
pénitentiaire, les maisons de correction en raison du
contact des enfants vicieux qui y sont placés ne sont
presque toujours que des écoles de démoralisation et de
préparation tout à la fois à des crimes et à des délits
ultérieurs". Il
préfère dès lors confier l'enfant à une oeuvre de
bienfaisance "l'Oeuvre des adolescents" animée
par un médecin utopiste et généreux, le docteur Rollet. Il
va multiplier ce type de placement à but véritablement
éducatif, gérant ainsi plusieurs cas d'enfants récidivistes,
un peu à la manière d'un juge de la jeunesse et non
plus seulement comme un juge de tribunal correctionnel. LE PRESIDENT MAGNAUD ET LES PUISSANTS En
1889, le tribunal de CHATEAU-THIERRY était saisi du cas
d'un notaire convaincu d'un détournement de fonds
important, soit cinquante mille francs et avait prononcé
la déchéance de l'officier ministériel, avant que la
cour d'appel d'Amiens s'interpose, disqualifie le simple
détournement en abus de confiance qualifié, à
soumettre donc à la Cour d'assises sur renvoi de la
chambre des mises en accusation de la cour d'appel.
Constatant cependant que les préjudiciés avaient été
indemnisés par la famille de l'ex-notaire, qui était d'ailleurs
en fuite, la cour prononça un non-lieu, estimant les
poursuites inopportunes alors qu'il n'y avait plus de préjudice
et que l'ex-notaire était déjà assez puni par la perte
de son étude. L'année
suivante, au mois de décembre, une société commerciale
déposa plainte contre un de ses colporteurs qui avait détourné
soixante francs, différence entre les sommes encaissées
des clients et les sommes remises. L'intéressé
fut donc arrêté et traduit devant le tribunal
correctionnel. Le
président MAGNAUD fit, bien évidemment, le
rapprochement entre les deux causes, conseilla à l'avocat
de plaider son incompétence et le renvoi devant la
chambre des mises en accusation, sans dissimuler l'espoir
que le prévenu bénéficiât, à son tour, dune
jurisprudence identiquement indulgente. Et
ainsi, le Président MAGNAUD de se déclarer incompétent,
de renvoyer l'examen de la cause à la Cour d'Amiens, non
sans remettre le colporteur en liberté provisoire. Et
le président MAGNAUD de préciser en ses motifs que
"les infractions pénales reprochées au notaire
et au très modeste employé sont les mêmes, avec cette
importante différence cependant, que l'un a détourné
cinquante mille francs et l'autre soixante francs
seulement, que s'étant produites dans le même
arrondissement et dans la même ville, la conscience
publique s'accommoderait mal, après l'acte de clémence
dont a profité le notaire, d'un acte de rigueur vis-à-vis
du petit délinquant" et que "le
tribunal de CHATEAU-THIERRY, tant dans l'intérêt du prévenu,
que pour se conformer aux prescriptions formelles de la
loi, se fait un véritable devoir de remettre entre les
mains bienveillantes de cette juridiction le sort du prévenu
S., dont le casier judiciaire est indemne et sur lequel
de bons renseignements sont fournis". Ce
jugement, dont la Parquet fera appel, est accueilli par
une joie immense chez les partisans du Président MAGNAUD
et de son ironique décision, tandis que l'affaire
devient politique en raison du poids de l'opinion
publique. Finalement,
la cour d'appel se résignera à le confirmer et,
la dette de soixante francs étant remboursée notamment
grâce à ZOLA, elle prononcera, comme dans l'affaire du
notaire, un arrêt de non-lieu. Amoureux
de la liberté, il était même libertaire dès qu'il s'agissait
d'argent et rechignait vraiment à pourvoir un prodigue d'un
administrateur provisoire, au motif principal que la
propriété étant sacrée, chacun est libre d'en faire
ce qu'il veut et qu'il n'appartient pas à la famille d'un
prodigue de lui en interdire la libre disposition. Ainsi,
en février 1903, en refusant la mise sous administration
judiciaire des biens qu'un prodigue tenait par héritage,
il considère que "dans l'intérêt du bien-être
général, il importe que les capitaux, surtout lorsqu'ils
sont considérables, ne restent pas concentrés et
immobilisés dans les mêmes mains et soient au contraire
en rapide circulation; et que "c'est
actuellement le seul moyen de faire participer le plus
grand nombre à la fortune publique et de faciliter le
retour à la masse de ce qui, depuis une ou plusieurs générations,
en étaient sorti au profit d'un seul". Il
poursuivra d'ailleurs dans cette philosophie, véritablement
iconoclaste pour d'aucuns par un attendu précisant que
"un conseil judiciaire, si le tribunal en
admettait exceptionnellement le principe, se comprendrait
bien mieux pour l'avare, qui, en se privant sordidement
de tout, frustre ainsi, chose bien plus grave, la
collectivité humaine du bien-être que, pour certains de
ses membres vivant de leur travail ou de leur industrie,
elle est, par la force des choses, en droit d'attendre d'une
circulation au moins normale des capitaux". Dans
le même ordre d'idées, le président MAGNAUD va
refuser les mises en faillite, encore que celles-ci
devaient être prononcées d'office dès que les
conditions de la loi étaient réunies, estimant que
"les frais de liquidation judiciaire ou de
faillite faits pour arriver à la réalisation et à la répartition
si longues de l'actif, par l'intermédiaire d'un
liquidateur ou d'un syndic, absorbent la plus grande
partie de cet actif, sinon la totalité" et dès
lors d'accorder un délai à la mise en liquidation
volontaire, sous la surveillance d'un juge commissaire
pour prendre accord avec ses créanciers sans trop de
frais pour chacun. Ici
aussi, le Président MAGNAUD précédait l'évolution
jurisprudentielle et législative d'une manière fort étonnante
pour l'époque et révélatrice du sens d'une justice
pratique et efficace indéniable, lorsque l'on compare
ces solutions avec les services d'enquêtes commerciales
de nos Tribunaux de commerce ou nos services et procédures
de médiation de dettes. LE BON JUGE, DEPUTE Le
Président MAGNAUD postula en 1903 la présidence
du tribunal de REIMS, dont l'importance était évidemment
supérieure à celle du tribunal de CHATEAU-THIERRY et
qui eût été une réelle promotion, tant protocolaire
que pécuniaire. Il semble cependant que, alors même
que tous ses amis politiques occupaient des postes-clés
dans l'Etat, ses outrances polémiques et les bisbilles
judiciaires qu'il entretenait comme à plaisir avec sa
hiérarchie, aient finalement posé problème, au moment
même ou sa réputation d'être libre, bon républicain
et soucieux des intérêts de petites gens, en
faisait un véritable personnage public. Ainsi,
et entre autres, Anatole FRANCE, dans le FIGARO du 14
novembre 1990, l'avait à nouveau désigné comme "LE
BON JUGE" ; la ligue pour la défense des
droits de l'homme et du citoyen, section de Roanne, comme
tant d'autres associations ou particuliers, lui avaient
envoyé des félicitations chaleureuses ; ses
principaux jugements "révolutionnaires"
avaient été publiés et commentés aux éditions Stock ;
COURTELINE l'avait mis en scène dans sa pièce "l'article
330". Au salon des artistes français de 1901,
il est portraituré et on vient déposer des fleurs
devant ce portrait, tandis que plusieurs cartes postales
diffusent aux quatre coins de France et du monde, le
portrait et la légende de la voleuse de pain, acquittée
par le Bon Juge. D'autre
part, la magistrature, les milieux bourgeois ou bien-pensant,
le critiquent, le caricaturent et le vilipendent, tandis
que la Cour d'appel d'Amiens réforme imperturbablement
ses jugements, quand l'opinion publique ne peut l'en empêcher. Bref,
le président MAGNAUD est devenu non seulement célèbre
mais encore encombrant et c'est en vain que ses amis
essayeront de lui faire accepter une place de magistrat
dans le Midi (à Marseille notamment). Son
ami de toujours Georges CLEMENCEAU le persuada d'être
candidat à la chambre, contre le député nationaliste
sortant de Paris, un certain GALLI. Il fit campagne
en huit jours et fut élu triomphalement en 1906. Ce
fut pourtant là son erreur, car, s'il était le président
et le maître dans son tribunal de CHATEAU-THIERRY, à la
chambre, il n'était qu'un député radical-socialiste
parmi d'autres et sa liberté d'action en fut bien réduite. Durant
la législature, il se battit, mais sans succès, pour
faire passer quelques idées législatives intéressantes
comme, notamment, "la loi de pardon",
permettant aux juges d'absoudre un délinquant sous
certaines conditions (notre loi sur la suspension du
prononcé en est actuellement l'expression), ou la
reconnaissance légale de l'état de nécessité à la
base de l'acquittement de la Dame MENARD (chose
actuellement acquise dans notre droit positif). Déçu,
il renoncera à solliciter un nouveau mandat et, dans
une lettre ouverte à ses électeurs, il écrira
notamment : "Républicain d'extrême avant-garde,
je plaçais ma candidature sous l'égide de la conception
de justice équitable et humaine que, pendant près de
vingt années, j'avais mise en pratique au tribunal de
CHATEAU-THIERRY. ... Il m'est permis de conclure,
sans forfanterie, que je fus un juge aimé du peuple.
Pour un magistrat républicain de ma trempe, il ne
saurait y avoir de plus haute satisfaction morale. ... Ce
sera l'honneur du modeste magistrat de province que j'étais
d'avoir été l'élu de cet admirable peuple de Paris,
surtout dans les conditions inoubliables et non équivoques
où mon élection s'est produite. Soyez-en
ardemment remercié ! ... Ne portez vos suffrages que sur
un homme pur de toute compromission avec le Nationalisme
ou la Réaction cléricale. Rappelez- vous bien qu'il
ne saurait y avoir de péril à gauche et que le Prolétariat,
dont l'idéal est, en somme, la fraternité des peuples
dans la fusion des classes, est encore et sera toujours,
l'un des plus solides remparts de la République. Vive
la République démocratique et sociale ! Justice
et bonheur aux déshérités de la vie !". Cela
ressemble bien à un testament politique, à un baisser
de rideau et, en fait, ce l'est. Réintégré dans
la magistrature par une "promotion-voie de garage"
au Tribunal de la Seine, le président MAGNAUD, englué
dans une chambre à trois juges qu'il ne préside pas, va
y perdre l'aura et la renommée qu'il avait à CHATEAU-THIERRY. Il
va ainsi peu à peu sortir de l'actualité alors que le
ciel de l'Europe se couvre des nuages de l'orage qui va
éclater en 1914. Son
dernier service à la République qu'il vénérait et aux
petites gens dont il avait grand souci, c'est en uniforme
qu'il le rendit, puisque, malgré son âge, il demanda à
être mobilisé. A
sa mise à la retraite en 1918, il se retira complètement
de la scène tant politique que judiciaire et on oublia
quelque peu tout ce qu'il y avait de précurseur dans ce
magistrat unique en son genre, dérangeant sans doute,
quelque peu Cyrano de Bergerac, contredisant, quand il le
pouvait, l'adage de son illustre concitoyen LA FONTAINE,
selon lequel "selon que vous serez puissant ou misérable,
les jugements de cour vous rendront noir ou blanc". Bref,
c'était un BON JUGE. Juge
de Paix à Liège (Belgique) |