Le poisonLe vin sait revêtir le plus sordide bouge D'un luxe miraculeux, Et fait surgir plus d'un portique fabuleux Dans l'or de sa vapeur rouge, Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux. L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes, Allonge l'illimité, Approfondit le temps, creuse la volupté, Et de plaisirs noirs et mornes Remplit l'âme au delà de sa capacité. Tout cela ne vaut pas le poison qui découle De tes yeux, de tes yeux verts, Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers... Mes songes viennent en foule Pour se désaltérer à ces gouffres amers. Tout cela ne vaut pas le terrible prodige De ta salive qui mord, Qui plonge dans l'oubli mon âme sans remords, Et charriant le vertige, La roule défaillante aux rives de la mort! Charles Baudelaire Receuil 'Spleen et idéal' ![]() Fée aux yeux glauquesFée aux yeux glauques, en manteau prune, Coiffée d'opales et baguée d'emeraudes, Tes soeurs jalouses ont pu obtenir Des méchants qu'ils te banissent Mais nulle ne saurait se hisser Sur ton trône de sinople, Dont le velours conserve encore À notre dévotion le galbe bibolé De tes fesses légères. Emile Tisserand (XIXème siècle) La buveuse d'absintheElle était toujours enceinte, Et puis elle avait un air... Pauvre buveuse d'absinthe ! Elle vivait dans la crainte De son ignoble partner: Elle était toujours enceinte. Par les nuits où le ciel suinte, Elle couchait en plein air. Pauvre buveuse d'absinthe ! Ceux que la débauche éreinte La lorgnait d'un oeil amer: Elle était toujours enceinte ! Dans Paris, ce labyrinthe Immense comme la mer, Pauvre buveuse d'absinthe. Elle allait, prunelle éteinte, Rampant aux murs comme un ver... Elle était toujours enceinte. Oh ! cette jupe déteinte Qui se bombait chaque hiver ! Pauvre buveuse d'absinthe ! Sa voix n'était qu'une plainte, Son estomac qu'un cancer: Elle était toujours enceinte ! Quelle farouche complainte Dirait son hideux spencer ! Pauvre buveuse d'absinthe ! Je la revois, pauvre Aminte, Comme si c'était hier: Elle était toujours enceinte ! Elle effrayait maint et mainte Rien qu'en tournant sa cuiller; Pauvre buveuse d'absinthe ! Quand elle avait une quinte De toux, - oh ! qu'elle a souffert, Elle était toujours enceinte !- Elle râlait: "Ca m'esquinte ! Je suis déjà dans l'enfer." Pauvre buveuse d'absinthe ! Or elle but une pinte De l'affreux liquide vert: Elle était toujours enceinte ! Et l'agonie était peinte Sur son oeil à peine ouvert; Pauvre buveuse d'absinthe ! Quand son amant dit sans feinte: "D'débarras, c'en est un fier ! Elle était toujours enceinte." Pauvre buveuse d'absinthe ! Maurice Rollinat (1846 - 1903) L'absintheAbsinthe, je t'adore, certes ! Il me semble, quand je te bois, Humer l'âme des jeunes bois, Pendant la belle saison verte ! Ton frais parfum me déconcerte. Et dans ton opale je vois Des cieux habités autrefois, Comme par une porte ouverte. Qu'importe, ô recours des maudits ! Que tu sois un vain paradis, Si tu contentes mon envie; Et si, devant que j'entre au port, Tu me fais supporter la Vie, En m'habituant à la Mort. Raoul Ponchon (1847 - 1937) AbsintheDans une immense mer d’absinthe, Je découvre des pays soûls, Aux ciels capricieux et fous Comme un désir de femme enceinte. La capiteuse vague tinte Des rythmes verdàtres et doux : Dans une immense mer d’absinthe, Je découvre des pays soûls. Mais soudain ma barque est étreinte Par des poulpes visqueux et mous : Au milieu d’un gluant remous Je disparais, sans une plainte, Dans une immense mer d’absinthe. Albert Giraud (Louvain, 1860 – Schaerbeek, 1929) LendemainAvec les fleurs, avec les femmes, Avec l'absinthe, avec le feu, On peut se divertir un peu, Jouer son rôle en quelques drames. L'absinthe bue un soir d'hiver Éclaire en vert l'âme enfumée, Et les fleurs, sur la bien-aimée Enbaument devant le feu clair. Puis les baisers perdent leurs charmes, Ayant duré quelques saisons. Les réciproques trahisons Font qu'on se quitte un jour, sans larmes. On brûle lettres et bouquets Plus le feu se met à l'alcôve. Et, si la triste vie est sauve, Reste l'absinthe et ses hoquets. Les portraits sont mangés des flammes: Les doigts crispés sont tremblotants... On meurt d'avoir dormi longtemps Avec les fleurs, avec les femmes. Et qui me trouble est une larme. Charles Cros ![]() L'heure verteComme bercée en un hamac La pensée oscille et tournoie, A cette heure où tout estomac Dans un flot d'absinthe se noie. Et l'absinthe pénètre l'air, Car cette heure est toute émeraude. L'appétit aiguise le flair De plus d'un nez rose qui rôde. Promenant le regard savant De ses grands yeux d'aigues-marines, Circé cherche d'où vient le vent Qui lui caresse les narines. Et, vers des dîners inconnus, Elle court à travers l'opale De la brume du soir. Vénus S'allume dans le ciel vert-pâle. Charles Cros Recueil : Le coffret de santal ![]() Rhénane d’automneMon verre est plein d'un vin trembleur comme une flamme Ecoutez la chanson lente d'un batelier Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu'à leurs pieds Debout chantez plus haut en dansant une ronde Que je n'entende plus le chant du batelier Et mettez près de moi toutes les filles blondes Au regard immobile aux nattes repliées Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent Tout l'or des nuits tombe en tremblant s'y refléter La voix chante toujours à en râle-mourir Ces fées aux cheveux verts qui incantent l'été Mon verre s'est brisé comme un éclat de rire Guillaume Apollinaire (Nuits rhénanes, Alcools) Dans notre vie âcre et fiévreuseDans notre vie âcre et fiévreuse Ta splendeur étrange apparaît, Phare altier sur la côte affreuse; Et te voir est joie et regret. Car notre âme que l'ennui creuse Cède enivrée à ton attrait, Et te voudrait la reine heureuse D'un monde qui t'adorait. Mais tes yeux disent, Sidonie, Dans leur lumineuse ironie Leur mélancolique fierté, Qu'à ton front, d'où l'or fin rayonne, Il suffit d'avoir la couronne De l'idéale royauté. Sonnet cabalistique Comme bercée en un hamac, La pensée oscille et tournoie, A cette heure où tout estomac Dans un flot d'absinthe se noie. (1842-1888) |
La légende veut que que le docteur Pierre Ordinaire inventa l’élixir |