Renée Vivien
"Etudes et préludes" 1901
A la femme aiméeLorsque tu vins, à pas réfléchis, dans la brume,Le ciel mêlait aux ors le cristal et l’airain. Ton corps se devinait, ondoiement incertain, Plus souple que la vague et plus frais que l’écume. Le soir d’été semblait un rêve oriental De rose et de santal. Je tremblais. De longs lys religieux et blêmes Se mouraient dans tes mains, comme des cierges froids. Leurs parfums expirants s’échappaient de tes doigts En le souffle pâmé des angoisses suprêmes. De tes clairs vêtements s’exhalaient tour à tour L’agonie et l’amour. Je sentis frissonner sur mes lèvres muettes La douceur et l’effroi de ton premier baiser. Sous tes pas, j’entendis les lyres se briser En criant vers le ciel l’ennui fier des poètes Parmi des flots de sons languissamment décrus, Blonde, tu m’apparus. Et l’esprit assoiffé d’éternel, d’impossible, D’infini, je voulus moduler largement Un hymne de magie et d’émerveillement. Mais la strophe monta bégayante et pénible, Reflet naïf, écho puéril, vol heurté, Vers ta Divinité. Bacchante tristeLe jour ne perce plus de flèches arrogantesLes bois émerveillés de la beauté des nuits, Et c'est l'heure troublée où dansent les Bacchantes Parmi l'accablement des rythmes alanguis. Leurs cheveux emmêlés pleurent le sang des vignes, Leurs pieds vifs sont légers comme l'aile des vents, Et la rose des chairs, la souplesse des lignes Ont peuplé la forêt de sourires mouvants. La plus jeune a des chants qui rappellent le râle: Sa gorge d'amoureuse est lourde de sanglots. Elle n'est point pareille aux autres, - elle est pâle; Son front a l'amertume et l'orage des flots. Le vin où le soleil des vendanges persiste Ne lui ramène plus le génëreux oubli; Elle est ivre à demi, mais son ivresse est triste, Et les feuillages noirs ceignent son front pâli. Tout en elle est lassé des fausses allégresses. Et le pressentiment des froids et durs matins Vient corrompre la flamme et le miel des caresses. Elle songe, parmi les roses des festins. Celle-là se souvient des baisers qu'on oublie... Elle n'apprendra pas le désir sans douleurs, Celle qui voit toujours avec mélancolie Au fond des soirs d'orgie agoniser les fleurs. ChansonComment oublier le pli lourdDe tes belles hanches sereines, L’ivoire de la chair où court Un frémissement bleu de veines? N’as-tu pas senti qu’un moment, Ivre de ses angoisses vaines, Mon âme allait éperdument Vers tes chères lèvres lointaines? Et comment jamais retrouver L'identique extase farouche, T'oublier, revivre et rêver Comme j'ai rêvé sur ta bouche? ChansonLe soir verse les demi-teintesEt favorise les hymens Des véroniques, des jacinthes, Des iris et des cyclamens. Charmant mes gravités meurtries De tes baisers légers et froids, Tu mêles à mes rêveries L’effleurement blanc de tes doigts. ChansonDe ta robe à longs plis flottantsRuissellent toutes les chimères, Et tu m’apportes le printemps Dans tes mains blondes et légères. J’ai peur de ce frisson nacré De tes frêles seins, je ne touche Qu’en tremblant à ton corps sacré, J’ai peur du charme de ta bouche. Je me sens grandir jusqu’aux Dieux Quand, sous mon orgueilleuse étreinte, Le doux bleu meurtri de tes yeux S’évanouit, fraîcheur éteinte. Mais quand, si blanche entre mes bras, À mon cri d’amour qui se pâme Tu souris et ne réponds pas, Tes yeux fermés me glacent l’âme… J’ai peur - c’est le remords spectral Que l’extase ne saurait taire - De t’avoir peut-être fait mal D’une caresse involontaire. Ondine![]() Tes froids baisers aiment le mal qu’ils font; Tes yeux sont bleus comme un lotus sur l’onde, Et les lys d’eau sont moins purs que ton front. Ta forme fuit, ta démarche est fluide, Et tes cheveux sont de légers roseaux; Ta voix ruisselle ainsi qu’un flot perfide; Tes souples bras sont pareils aux roseaux, Aux longs roseaux des fleuves, dont l’étreinte Enlace, étouffe, étrangle savamment, Au fond des flots, une agonie éteint Dans un nocturne évanouissement. ![]() Ondine était une naïade qui était amoureuse d'un homme. CriTes yeux bleus, à travers leurs paupières mi-closes,Recèlent la lueur des vagues trahisons. Le souffle violent et fourbe de ces roses M'enivre comme un vin où dorment les poisons… Vers l'heure où follement dansent les lucioles, L'heure où brille à nos yeux le désir du moment, Tu me redis en vain les flatteuses paroles… Je te hais et je t'aime abominablement. LuciditéL’art délicat du vice occupe tes loisirs,Et tu sais réveiller la chaleur des désirs Auxquels ton corps perfide et souple se dérobe. L’odeur du lit se mêle aux parfums de ta robe. Ton charme blond ressemble à la fadeur du miel. Tu n’aimes que le faux et l’artificiel, La musique des mots et des murmures mièvres. Ton baiser se détourne et glisse sur les lèvres. Tes yeux sont des hivers pâlement étoilés. Les deuils suivent tes pas en mornes défilés. Ton geste est un reflet, ta parole est une ombre. Ton corps s’est amolli sous des baisers sans nombre, Et ton âme est flétrie et ton corps est usé. Languissant et lascif, ton frôlement rusé Ignore la beauté loyale de l’étreinte. Tu mens comme l’on aime, et, sous ta douceur feinte, On sent le rampement du reptile attentif. Au fond de l’ombre, elle une mer sans récif, Les tombeaux sont encor moins impurs que ta couche… O Femme ! Je le sais, mais j’ai soif de ta bouche! Ta forme est un éclairTa forme est un éclair qui laisse les bras vides,Ton sourire est l’instant que l’on ne peut saisir… Tu fuis, lorsque l’appel de mes lèvres avides T’implore, ô mon Désir! Plus froide que l’Espoir, ta caresse est cruelle Passe comme un parfum et meurt comme un reflet. Ah ! l’éternelle faim et soif éternelle Et l’éternel regret! Tu frôles sans étreindre, ainsi que la Chimère Vers qu tendent toujours les vœux inapaisés… Rien ne vaut ce tourment ni cette extase amère De tes rares baisers! Les ArbresDans l'azur de l'avril, dans le gris de l'automne,Les arbres ont un charme inquiet et mouvant. Le peuplier se ploie et se tord sous le vent, Pareil aux corps de femme où le désir frissonne. Sa grâce a des langueurs de chair qui s'abandonne, Son feuillage murmure et frémit en rêvant, Et s'incline, amoureux des roses du Levant. Le tremble porte au front une pâle couronne. Vêtu de clair de lune et de reflets d'argent, S'effile le bouleau dont l'ivoire changeant Projette des pâleurs aux ombres incertaines. Les tilleuls ont l'odeur des âpres cheveux bruns, Et des acacias aux verdures lointaines Tombe divinement la neige des parfums. "Cendres et poussières" - 1902LassitudeJe dormirai ce soir d’un large et doux sommeil.Fermez les lourds rideaux, tenez les portes closes, Surtout ne laissez pas pénétrer le soleil. Mettez autour de moi le soir trempé de roses. Posez, sur la blancheur d’un oreiller profond, Ces mortuaires fleurs dont le parfum obsède. Posez-les dans mes main, sur mon cœur, sur mon front, Ces fleurs pâles, qui sont comme une cire tiède. Et je dirai très bas : "Rien de moi n’est resté. Mon âme enfin repose. Ayez donc pitié d’elle! Respectez son repos pendant l’éternité." Je dormirai ce soir de la mort la plus belle. Que s’effeuillent les fleurs, tubéreuses et lys, Et que se taise, enfin, au seuil des portes closes, Le persistant écho des sanglots de jadis… Ah ! le soir infini ! le soir trempé de roses! Sonnet fémininTa voix a la langueur des lyres lesbiennes,L’anxiété des chants et des odes saphiques, Et tu sais le secret d’accablantes musiques, O ù pleure le soupir d’unions anciennes. Les Aèdes fervents et les Musiciennes T’enseignèrent l’ampleur des strophes érotiques Et la gravité des lapidaires distiques. Jadis tu comtemplas les nudités païennes. Tu sembles écouter l’écho des harmonies Mortes ; bleus de ce bleu des clartés infinies, Tes yeux ont le reflet du ciel de Mytilène. Les fleurs ont parfumé tes étranges mains creuses; De ton corps monte, ainsi qu’une légère haleine, La blanche volupté des vierges amoureuses. "Evocations" - 1903Le ToucherLes arbres ont gardé du soleil dans leurs branches.Voilé comme une femme, évoquant l’autrefois, Le crépuscule passe en pleurant… Et mes doigts Suivent en frémissant la ligne de tes hanches. Mes doigts ingénieux s’attardent aux frissons De ta chair sous la robe aux douceurs de pétale… L’art du toucher, complexe et curieux, égale Les rêves des parfums, le miracle des sons. Je suis avec lenteur le contour de tes hanches, Tes épaules, ton col, tes seins inapaisés. Mon désir délicat se refuse aux baisers; Il effleure et se pâme en des voluptés blanches. La nuit est à nousC’est l’heure du réveil… Soulève tes paupières…Au loin la luciole aiguise ses lumières, Et le blême asphodèle a des souffles d’amour. La nuit vient : hâte-toi, mon étrange compagne, Car la lune a verdi le bleu de la montagne, Car la nuit est à nous comme à d’autres le jour. Je n’entends, au milieu des forêts taciturnes, Que le bruit de ta robe et des ailes nocturnes, Et la fleur d’aconit, aux blancs mornes et froids, Exhale ses parfums et ses poisons intimes… Un arbre, traversé du souffle des abîmes, Tend vers nous ses rameaux, crochus comme des doigts. Le bleu nocturne coule et s’épand… À cette heure, La joie est plus ardente et l’angoisse est meilleure, Le souvenir est beau comme un palais détruit… Des feux follets courront le long de nos vertèbres, Car l’âme ressuscite au profond des ténèbres, Et l’on ne redevient soi-même que la nuit. Les Chardons…Tu ne seras jamais la fiévreuse captiveQu’enchaîne, qu’emprisonne le lit, Tu ne seras jamais la compagne lascive Dont la chair se consume et dont le front pâlit. Garde ton blanc parfum qui dédaigne le faste. Tu ne connaîtras point les lâches abandons, Les sanglots partagés qui font l’âme plus vaste, Le doute et la faiblesse ardente des pardons… Et, puisque c’est ainsi que je t’aime, ô très chaste! Nous cueillerons ce soir les mystiques chardons. La FuséeVertigineusement, j’allais vers les Etoiles…Mon orgueil savourait le triomphe des dieux, Et mon vol déchirait, nuptial et joyeux, Les ténèbres d’été, comme de légers voiles… Dans un fuyant baiser d’hymen, je fus l’amant De la Nuit aux cheveux mêlés de violettes, Et les fleurs du tabac m’ouvraient leurs cassolettes D’ivoire, où tiédissait un souvenir dormant. Et je voyais plus haut la divine Pléiade… Je montais… J’atteignais le Silence Eternel… Lorsque je me brisai, comme un fauve arc-en-ciel, Jetant des lueurs d’or et d’onyx et de jade… J’étais l’éclair éteint et le rêve détruit… Ayant connu l’ardeur et l’effort de la lutte, La victoire et l’effroi monstrueux de la chute, J’étais l’astre tombé qui sombre dans la nuit AtthisJe reviens chercher l’illusion des chosesD’autrefois, afin de gémir en secret Et d’ensevelir notre amour sous les roses Blanches du regret. Car je me souviens des divines attentes, De l’ombre et des soirs fébriles de jadis… Parmi les soupirs et les larmes ardentes, Je t’aimais, Atthis! J’aimais tes cheveux tramés de clairs de lune, Ton corps ondoyant qui se dérobe et fuit, Tes yeux que l’éclat de l’aurore, importune, Bleus comme la nuit. J’aimais le baiser de tes lèvres amères, J’aimais ton baiser aux merveilleux poisons, Jadis ! Et j’aimais tes injustes colères Et tes trahisons… Atthis, aujourd’hui tu pâlis, et je passe Tel un exilé sans désir de retour, Toi, moins souriante, et moi, l’âme plus lasse, Plus loin de l’amour. Voici que s’exhale monte, avec la flamme Et l’essor des chants et l’haleine des lys, L’intime sanglot de l’âme de mon âme: Je t’aimais, Atthis. Les SolitairesCeux-là dont les manteaux ont des plis de linceulsGoûtent la volupté divine d'être seuls. Leur sagesse a pitié de l'ivresse des couples, De l'étreinte des mains, des pas aux rythmes souples. Ceux dont le front se cache en l'ombre des linceuls Savent la volupté divine d'être seuls. Ils contemplent l'aurore et l'aspect de la vie Sans horreur, et plus d'un qui les plaint les envie. Ceux qui cherchent la paix du soir et des linceuls Connaissent la terrible ivresse d'être seuls. Ce sont les bien-aimés du soir et du mystère. Ils écoutent germer les roses sous la terre Et perçoivent l'écho des couleurs, le reflet Des sons... Leur atmosphère est d'un gris violet. Ils goûtent la saveur du vent et des ténèbres, Et leurs yeux sont plus beaux que des torches funèbres. Roses du soirDes roses sur la mer, des roses dans le soir,Et toi qui viens de loin, les mains lourdes de roses! J'aspire ta beauté. Le couchant fait pleuvoir Ses fines cendres d'or et ses poussières roses... Des roses sur la mer, des roses dans le soir. Un songe évocateur tient mes paupières closes. J'attends, ne sachant trop ce que j'attends en vain, Devant la mer pareille aux boucliers d'airain, Et te voici venue en m'apportant des roses... Ô roses dans le ciel et le soir ! Ô mes roses! "Les Kitharèdes" - 1904Poème d’amourO toi qui savamment jettes un beau regard,Bleu comme les minuits, à travers les fenêtres, Je te vis sur la route où j’errais au hasard Des parfums et de l’heure et des rires champêtres. Le soleil blondissait tes cheveux d’un long rai, Tes prunelles sur moi dardaient leur double flamme; Tu m’apparus, ô nymphe ! et je considérai Ton visage de vierge et tes hanches de femmes. Je te vis sur la route où j’errais au hasard Des ombres et de l’heure et des rires champêtres, O toi qui longuement jettes un beau regard, Bleu comme les minuits, à travers les fenêtres. "La Vénus des aveugles" - 1904After glowJe poursuis mon chemin vers le havre inconnu.Les Femmes de Désir ont blessé mon cœur nu. Dans la perversité de leur inquiétude Elles ont outragé ma calme solitude. Elles n’ont pas respecté ni l’ordre ni la loi Que j’observais, avec un très exact effroi. Obéissant au cri de leurs aigres colères, Elles sont arraché mes prunelles trop claires. Et, voyant que j’étais debout en mon orgueil, Elles ont déchiré mes vêtements de deuil. Entrelaçant pour moi les lys de la vallée, Les Femmes de Douceur m’ont enfin consolée. Elles m’ont rapporté la ferveur et l’espoir Dans leur robe, pareille à la robe du soir. Je sens mourir en moi la tristesse et la haine, En écoutant leur voix murmurante et lointaine. Voyant planer sur moi l’azur des jours meilleurs, Je les suivrai, j’irai selon leurs vœux, ailleurs. Puisque ces femmes-là sont la rançon des autres, Quels jours dorés et quels soirs divins seront nôtres!… Pour UneDans l’avenir gris comme une aube incertaine,Quelqu’un, je le crois, se souviendra de nous, En voyant brûler sur l’ambre de la plaine L’automne aux yeux roux. Un être parmi les êtres de la terre, O ma Volupté ! se souvenir de nous, Une femme, ayant à son front le mystère Violent et doux. Elle chérira l’embrun léger qui fume Et les oliviers aussi beaux que la mer, La fleur de la neige et la fleur de l’écume, Le soir et l’hiver. Attristant d’adieux les rives et les bergers, Sous les gravités d’un œil obscurci, Elle connaîtra l’amour sacré des vierges Atthis, mon Souci. Dédain de PsapphaVous qui me jugez, vous n’êtes rien pour moi.J’ai trop contemplé les ombres infinies. Je n’ai point l’orgueil de vos fleurs, ni l’effroi De vos calomnies. Vous ne saurez point ternir la pitié De ma passion pour la beauté des femmes, Changeantes ainsi que les couchants d’été, Les flots et les flammes. Rien ne souillera les fronts éblouissants Que frôlent mes chants brisés et mon haleine. Comme une Statue au milieu des passants, J’ai l’âme sereine. Sonnet de porcelaineLe soir, ouvrant au vent ses ailes de phalène,Évoque un souvenir fragilement rosé, Le souvenir, touchant comme un Saxe brisé, De ta naïveté fraîche de porcelaine. Notre chambre d'hier, où meurt la marjolaine, N'aura plus ton regard plein de ciel ardoisé, Ni ton étonnement puéril et rusé... Ô frissons de ta nuque où brûlait mon haleine! Et mon coeur, dont la paix ne craint plus ton retour, Ne sanglotera plus son misérable amour, Frêle apparition que le silence éveille! Loin du sincère avril de venins et de miels, Tu souris, m'apportant les fleurs de ta corbeille, Fleurs précieuses des champs artificiels. ![]()
Renée Vivien |
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